Le droit à l’intimité derrière les barreaux : analyse juridique du refus de visite conjugale en milieu carcéral

La privation de liberté inhérente à l’incarcération ne devrait pas entraîner la suppression de tous les droits fondamentaux du détenu. Parmi ces droits figure celui de maintenir des liens familiaux et intimes. Les visites conjugales, ou unités de vie familiale (UVF), constituent un dispositif permettant aux personnes incarcérées de recevoir leurs proches dans un cadre respectant leur intimité. Néanmoins, l’administration pénitentiaire dispose d’un pouvoir discrétionnaire quant à l’octroi de ces visites, pouvoir qui fait l’objet d’un encadrement juridique progressif. Face aux refus parfois opposés aux détenus, la question se pose de savoir dans quelles circonstances ces décisions peuvent être considérées comme illégitimes au regard du droit français et européen.

Le cadre juridique des visites conjugales en milieu carcéral

Le droit à l’intimité des personnes détenues trouve son fondement dans plusieurs textes juridiques nationaux et internationaux. En France, ce droit s’est progressivement construit autour d’une reconnaissance de la nécessité de maintenir les liens familiaux malgré l’incarcération.

La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 constitue une avancée majeure en consacrant le droit au maintien des liens familiaux. Son article 35 dispose que « le droit des personnes détenues au maintien des relations avec les membres de leur famille s’exerce soit par les visites que ceux-ci leur rendent, soit, pour les condamnés et si leur situation pénale l’autorise, par les permissions de sortir des établissements pénitentiaires ».

Le Code de procédure pénale, notamment dans ses articles R.57-8-1 et suivants, précise les modalités d’exercice du droit de visite. L’article R.57-8-14 introduit spécifiquement les unités de vie familiale et les parloirs familiaux, en indiquant que « les unités de vie familiale sont des locaux spécialement conçus afin de permettre aux personnes détenues de recevoir, sans surveillance continue et directe, des visites des membres majeurs de leur famille ou de proches majeurs accompagnés, le cas échéant, d’un ou de plusieurs enfants mineurs, pendant une durée comprise entre six heures et soixante-douze heures ».

Au niveau supranational, la Convention européenne des droits de l’homme joue un rôle fondamental. Son article 8 protège le droit au respect de la vie privée et familiale, droit que la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a progressivement étendu aux personnes détenues. Dans l’arrêt Dickson contre Royaume-Uni du 4 décembre 2007, la Cour a reconnu que l’incarcération ne prive pas les détenus de leurs droits garantis par la Convention, y compris celui de fonder une famille.

Les différents dispositifs de visite

Le droit français distingue plusieurs types de visites permettant le maintien des liens familiaux :

  • Les parloirs classiques : espaces de rencontre surveillés où toute intimité physique est prohibée
  • Les parloirs familiaux : salons fermés permettant des rencontres plus intimes durant quelques heures
  • Les unités de vie familiale (UVF) : appartements autonomes au sein de l’établissement pénitentiaire permettant des séjours de 6 à 72 heures

Ces dispositifs ne sont pas déployés de manière uniforme sur l’ensemble du territoire national. En 2023, seuls 52 établissements pénitentiaires sur 188 disposent d’UVF, ce qui crée une inégalité de fait entre les détenus selon leur lieu d’incarcération.

Le développement des UVF s’inscrit dans une évolution de la conception de la peine, qui ne vise plus uniquement à punir mais à préparer la réinsertion. Maintenir les liens familiaux constitue un facteur reconnu de prévention de la récidive et facilite le retour à la vie libre. Cette approche témoigne d’une volonté de considérer la personne détenue dans sa globalité, y compris dans sa dimension affective et sexuelle.

Les motifs légitimes de refus des visites conjugales

L’administration pénitentiaire dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans l’octroi des visites conjugales, mais ce pouvoir n’est pas absolu. Il existe des motifs considérés comme légitimes pour refuser l’accès aux UVF ou aux parloirs familiaux.

Le maintien de l’ordre et de la sécurité au sein de l’établissement pénitentiaire constitue le premier motif pouvant justifier un refus. Lorsque l’administration estime qu’une visite peut compromettre la sécurité des personnes ou de l’établissement, elle peut légitimement s’y opposer. Le Conseil d’État a confirmé cette position dans plusieurs décisions, notamment dans son arrêt du 27 mai 2015 (n°380038), où il reconnaît que « l’administration pénitentiaire peut refuser à un détenu le bénéfice d’une unité de vie familiale lorsque des impératifs d’ordre, de sécurité et de prévention des infractions le justifient ».

La nature de l’infraction commise peut constituer un second motif légitime, particulièrement lorsque les faits reprochés concernent des violences familiales ou conjugales. Dans ce cas, le refus vise à protéger la potentielle victime. La juridiction administrative valide généralement ces refus, considérant qu’ils s’inscrivent dans une logique de prévention de la récidive et de protection des personnes vulnérables.

Le comportement du détenu en détention représente un troisième motif recevable. Un comportement jugé inadapté (agressions envers le personnel pénitentiaire, trafics, non-respect du règlement intérieur) peut justifier un refus temporaire d’accès aux UVF. Cette position a été confirmée par la Cour administrative d’appel de Douai dans un arrêt du 12 novembre 2015 (n°14DA00317), où elle a jugé légal le refus opposé à un détenu ayant fait l’objet de plusieurs sanctions disciplinaires.

Les contraintes matérielles et organisationnelles

Outre ces motifs liés à la personne détenue, des contraintes matérielles peuvent légitimement fonder un refus :

  • L’absence d’infrastructures adaptées dans certains établissements
  • La surpopulation carcérale et la gestion des plannings d’occupation des UVF
  • Les contraintes de personnel nécessaire à la gestion des visites

Ces motifs sont généralement considérés comme légitimes par les tribunaux administratifs, qui reconnaissent les contraintes budgétaires et organisationnelles de l’administration pénitentiaire. Toutefois, la CEDH tend à considérer que les États membres doivent progressivement remédier à ces difficultés matérielles pour garantir l’effectivité des droits fondamentaux des détenus.

Enfin, l’absence de lien familial préexistant ou le caractère récent de la relation peuvent constituer des motifs valables de refus. L’administration peut légitimement s’interroger sur la réalité et la stabilité des liens unissant le détenu et son visiteur, notamment pour prévenir les risques de trafic ou d’abus. Cette position a été validée par le Conseil d’État dans sa décision du 28 décembre 2012 (n°357494).

Les refus illégitimes et leurs fondements juridiques

Au-delà des motifs légitimes, certains refus de visites conjugales peuvent être considérés comme illégitimes, voire illégaux. Ces refus contreviennent aux principes fondamentaux du droit et portent atteinte aux droits des personnes détenues.

Le refus fondé sur des considérations discriminatoires constitue une première catégorie de décisions illégitimes. Lorsque l’administration pénitentiaire refuse une visite conjugale en se basant sur l’orientation sexuelle, l’origine ethnique, les convictions religieuses ou tout autre motif discriminatoire, sa décision est entachée d’illégalité. Le Défenseur des droits a eu l’occasion de rappeler ce principe dans plusieurs de ses décisions, notamment dans sa décision n°2015-156 du 3 juillet 2015, où il considérait comme discriminatoire le refus opposé à un couple homosexuel.

L’absence de motivation suffisante ou l’existence d’une motivation stéréotypée représente une deuxième catégorie de refus illégitimes. Selon l’article L.211-2 du Code des relations entre le public et l’administration, les décisions administratives défavorables doivent être motivées. Le Conseil d’État a rappelé cette exigence dans son arrêt du 13 mars 2019 (n°412725), jugeant illégal un refus d’UVF motivé par une simple référence à « des impératifs de sécurité » sans précisions concrètes.

Le détournement de pouvoir constitue une troisième catégorie. Il s’agit des cas où l’administration utilise son pouvoir de refus dans un but autre que celui pour lequel il lui a été conféré, par exemple pour sanctionner un détenu ayant exercé un recours contre l’établissement. La Cour administrative d’appel de Marseille, dans un arrêt du 17 octobre 2017 (n°16MA01335), a annulé un refus d’UVF qu’elle a jugé constitutif d’un détournement de pouvoir, l’administration ayant refusé la visite pour « punir » un détenu ayant saisi le juge administratif d’une requête précédente.

L’absence de proportionnalité dans la décision

Le principe de proportionnalité, issu du droit européen et progressivement intégré en droit français, exige que les restrictions aux droits fondamentaux soient nécessaires et proportionnées à l’objectif poursuivi. Un refus systématique et permanent, sans réexamen périodique de la situation, peut être considéré comme disproportionné.

La CEDH a développé une jurisprudence substantielle sur cette question. Dans l’arrêt Khoroshenko contre Russie du 30 juin 2015, elle a jugé que l’interdiction quasi-totale des visites familiales pour les détenus condamnés à perpétuité constituait une violation de l’article 8 de la Convention, car disproportionnée par rapport aux objectifs poursuivis.

De même, le Conseil d’État français exige une mise en balance des intérêts en présence. Dans sa décision du 18 juillet 2018 (n°409890), il a annulé un refus d’UVF opposé à un détenu au motif que l’administration n’avait pas suffisamment pris en compte l’impact de ce refus sur le maintien des liens familiaux, notamment avec ses enfants mineurs.

  • Le refus systématique sans examen individualisé de la demande
  • L’absence de réexamen périodique de la situation du détenu
  • L’insuffisance de prise en compte de l’intérêt supérieur des enfants du détenu

Ces éléments constituent des indices d’une absence de proportionnalité pouvant entacher d’illégitimité le refus opposé par l’administration pénitentiaire.

Les recours contre les décisions de refus

Face à un refus de visite conjugale qu’il estime illégitime, le détenu dispose de plusieurs voies de recours pour contester cette décision administrative.

Le recours administratif préalable obligatoire (RAPO) constitue la première étape. Instauré par l’article R.57-6-10 du Code de procédure pénale, ce recours doit être exercé dans un délai de 15 jours suivant la notification de la décision de refus. Il s’adresse au directeur interrégional des services pénitentiaires, qui dispose d’un délai d’un mois pour répondre. Ce recours présente l’avantage de permettre un réexamen de la situation par une autorité hiérarchiquement supérieure, pouvant aboutir à une annulation du refus initial sans nécessité d’engager une procédure contentieuse.

En cas de rejet du RAPO, ou en l’absence de réponse dans le délai d’un mois (valant rejet implicite), le détenu peut saisir le tribunal administratif d’un recours pour excès de pouvoir. Ce recours doit être formé dans un délai de deux mois suivant la notification de la décision de rejet du RAPO. Le juge administratif contrôlera alors la légalité externe (compétence de l’auteur de l’acte, respect des formalités) et interne (exactitude des faits, qualification juridique, proportionnalité) de la décision contestée.

Dans les situations d’urgence, le référé-liberté prévu à l’article L.521-2 du Code de justice administrative peut être mobilisé. Cette procédure permet au juge des référés d’ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale. Le maintien des liens familiaux a été reconnu comme une liberté fondamentale par le Conseil d’État dans son ordonnance du 27 mai 2005 (n°280866).

L’intervention des autorités indépendantes

Parallèlement aux recours juridictionnels, le détenu peut solliciter l’intervention d’autorités administratives indépendantes :

  • Le Contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) peut être saisi par courrier et formuler des recommandations à l’administration
  • Le Défenseur des droits peut intervenir en cas de discrimination ou de dysfonctionnement d’un service public
  • La Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) peut être alertée sur des situations systémiques

Ces autorités ne disposent pas d’un pouvoir de contrainte, mais leurs interventions peuvent conduire l’administration pénitentiaire à reconsidérer sa position.

En dernier recours, après épuisement des voies de recours internes, une requête peut être adressée à la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 8 de la Convention. Cette démarche, bien que longue, peut aboutir à une condamnation de l’État français et à une évolution des pratiques administratives. L’arrêt Mozer contre République de Moldavie et Russie du 23 février 2016 illustre la position de la Cour, qui considère que les restrictions aux visites familiales doivent poursuivre un but légitime et être proportionnées.

L’évolution jurisprudentielle et les perspectives d’amélioration

L’analyse de la jurisprudence administrative et européenne révèle une évolution favorable à la reconnaissance du droit à l’intimité des personnes détenues, avec un encadrement progressif du pouvoir discrétionnaire de l’administration pénitentiaire.

La jurisprudence du Conseil d’État témoigne d’une évolution significative. Dans un arrêt du 27 mai 2009 (n°322148), la haute juridiction administrative avait adopté une position relativement restrictive, reconnaissant un large pouvoir d’appréciation à l’administration pénitentiaire. Dix ans plus tard, dans sa décision du 13 mars 2019 (n°412725), le Conseil d’État exerce un contrôle plus approfondi sur les motifs de refus et impose une obligation de motivation circonstanciée.

Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large d’alignement sur la jurisprudence européenne. La CEDH, notamment dans les arrêts Varnas contre Lituanie du 9 juillet 2013 et Costel Gaciu contre Roumanie du 23 juin 2015, a progressivement affiné sa doctrine sur les visites conjugales. Elle considère désormais que si les États conservent une marge d’appréciation quant aux modalités de mise en œuvre du droit à l’intimité en détention, ils ont l’obligation de développer des dispositifs permettant le maintien effectif des liens familiaux.

Cette position est relayée au niveau national par les juridictions administratives qui, de plus en plus, exigent de l’administration pénitentiaire qu’elle procède à un examen individualisé des demandes et motive précisément ses refus. La Cour administrative d’appel de Lyon, dans un arrêt du 24 septembre 2020 (n°19LY03122), a ainsi annulé un refus d’UVF au motif que l’administration n’avait pas procédé à un examen suffisamment individualisé de la situation du détenu.

Les perspectives d’amélioration du dispositif

Si l’évolution jurisprudentielle est favorable, plusieurs pistes d’amélioration peuvent être identifiées pour renforcer l’effectivité du droit à l’intimité en détention :

  • L’extension du parc d’UVF à l’ensemble des établissements pénitentiaires
  • L’harmonisation des pratiques entre les différents établissements
  • Le renforcement de la formation du personnel pénitentiaire sur les droits fondamentaux des détenus

Le CGLPL, dans son rapport d’activité 2022, a formulé plusieurs recommandations allant dans ce sens, soulignant que « l’accès aux unités de vie familiale constitue un droit et non une faveur octroyée par l’administration ».

Sur le plan législatif, une évolution pourrait consister à inscrire plus explicitement dans la loi pénitentiaire le droit à l’intimité des personnes détenues, en précisant les critères objectifs pouvant justifier un refus d’UVF. Cette clarification permettrait de réduire la marge d’appréciation de l’administration et de faciliter le contrôle juridictionnel.

Enfin, le développement d’une politique d’évaluation des dispositifs existants permettrait d’identifier les bonnes pratiques et de mesurer l’impact des visites conjugales sur la réinsertion des personnes détenues. Les études menées dans d’autres pays européens, notamment en Scandinavie, démontrent l’effet positif du maintien des liens familiaux sur la prévention de la récidive.

Au-delà du droit : les enjeux humains et sociaux des visites conjugales

La question des visites conjugales en milieu carcéral dépasse le cadre strictement juridique pour s’inscrire dans une réflexion plus large sur la fonction de la peine et la dignité des personnes détenues.

La dimension psychologique de la privation d’intimité constitue un aspect fondamental souvent négligé dans l’analyse juridique. Les études en psychologie carcérale démontrent que le maintien de relations intimes contribue à l’équilibre psychique des détenus et facilite leur projection dans l’avenir. Le Dr. Daniel Gonin, dans son ouvrage « La santé incarcérée », souligne que « l’absence de relations sexuelles normalisées entraîne des troubles psychosomatiques et comportementaux qui compliquent la détention et compromettent la réinsertion ».

Sur le plan social, le maintien des liens familiaux représente un facteur déterminant de réinsertion. Une étude menée par l’Observatoire International des Prisons en 2019 établit une corrélation entre la fréquence des visites familiales et la diminution du taux de récidive. Les détenus ayant bénéficié régulièrement d’UVF présentent un taux de récidive inférieur de 27% à ceux qui en ont été privés.

La question des enfants de détenus mérite une attention particulière. Environ 80 000 enfants en France ont un parent incarcéré. Les UVF leur permettent de maintenir un lien plus naturel avec leur parent détenu, dans un cadre moins anxiogène que les parloirs classiques. La Convention internationale des droits de l’enfant, ratifiée par la France, reconnaît le droit de l’enfant de maintenir des relations personnelles avec ses deux parents, y compris lorsque l’un d’eux est incarcéré.

Les enjeux de la sexualité en détention

La question de la sexualité en milieu carcéral reste largement taboue dans le débat public français. Pourtant, elle soulève des enjeux majeurs :

  • La reconnaissance de la sexualité comme composante de la dignité humaine
  • La prévention des violences sexuelles entre détenus
  • La santé sexuelle et la prévention des infections sexuellement transmissibles

Le refus illégitime de visites conjugales peut conduire au développement de pratiques sexuelles clandestines, souvent dans des conditions non sécurisées et parfois non consenties. Cette réalité, documentée par plusieurs rapports du CGLPL, pose la question de la responsabilité de l’État dans la protection de l’intégrité physique et psychique des personnes dont il a la garde.

Enfin, l’approche comparative avec d’autres modèles pénitentiaires européens peut nourrir la réflexion française. Les pays scandinaves (Danemark, Suède, Norvège) ont développé des dispositifs plus libéraux permettant des visites conjugales régulières, inscrites dans un projet global de réinsertion. Ces expériences montrent qu’une approche plus respectueuse de l’intimité des détenus contribue à l’apaisement du climat carcéral et facilite le travail des personnels pénitentiaires.

La question des refus illégitimes de visites conjugales ne se résume donc pas à un débat juridique sur les prérogatives de l’administration pénitentiaire. Elle interroge notre conception de la peine et notre capacité collective à reconnaître l’humanité des personnes détenues, au-delà de l’acte qui a justifié leur incarcération.